la prétendue continuité du statut stigmatisant "d'indigène" (Michel Renard - avril 2006)
"fillette du Sud" en Algérie coloniale, jeune manifestante anti-laïcité en France "post-coloniale"
* à lire pour replacer dans son contexte historique national, la confrontation sur les "indigènes" : Faut-il avoir honte de l'identité nationale ? par Daniel Lefeuvre et Michel Renard, éditions Larousse.
la prétendue continuité
du statut stigmatisant
"d'indigène"
Postuler une continuité entre les "indigènes"
des anciennes colonies et les "discriminés" de la société française
n'est qu'une rhétorique au profit d'un combat politique aveugle
Michel RENARD
Né en janvier 2005, le mouvement dit des "Indigènes de la République" intervient en politique en mobilisant les catégories du passé colonial de la France et en affirmant que les "discriminations" qui affectent différentes couches de la population sont la redondance de l'injustice et des inégalités coloniales.
Il n'y a pas d'indigènes en France
S'il faut entendre l'exaspération devant les difficultés d'accès à l'emploi, au logement ou même aux responsabilités électives et politiques, s'il faut reconnaître les frustrations nées de l'écart entre l'état social réel et les aliénants modèles de l'être consommant ou "réussissant" dans le show-bizz-télé-réalité ou dans le sport-fric-dopé de haut niveau, il n'est pas question pour autant d'avaliser un discours confusément victimaire, ni d'assimiler la laïcité à l'ordre colonial, ni encore d'accepter la prétendue continuité du statut stigmatisant "d'indigène". Il n'y a ni indigènes ni indigénat dans la France laïque et républicaine d'aujourd'hui : les injustices, inégalités, souffrances et préjugés existent mais ne sont pas généralisés, et ils ne s'adossent pas à un "racisme" qui serait substantiel à "la" République comme il l'aurait été à l'entreprise coloniale.
Je sais... On a dit pour défendre les "Indigènes de la République" : c'est vrai, ils exagèrent... mais il faut considérer le symptôme et ne pas leur faire grief d'incartades de langage qui ne sont que l'effet de leur passion et preuve de leur exigence de concrétiser les valeurs républicaines, etc... Oh, oh...! Ce ne sont pas des adolescents politiquement analphabètes qui ont écrit ce texte... Il y a parmi les rédacteurs-signataires de l'Appel des "Indigènes de la République", des universitaires, des professeurs de philosophie, des intellectuels et responsables associatifs plus que quinquagénaires, rompus aux arcanes des discours militants. Quand ils écrivent "La République de l'Égalité est un mythe", ils s'en prennent délibérément, et sur un mode mensonger, à une réalité qu'ils connaissent bien par ailleurs... Au risque de recevoir une volée de bois vert quand, sur le plateau de "Cultures et dépendances", le mercredi 25 janvier 2006, le très informé ex-rédacteur en chef du Monde, Edwy Plenel, se fait traiter de démagogue par Chahdortt Djavann qui lui rappelle que dans notre République, les étrangers bénéficient, comme les Français, de droits identiques aux allocations familiales et au RMI...! et qu'il y a bien plus de racisme dans l'Iran où elle a vécu qu'en France aujourd'hui.
Les origines du discours "indigéniste"
Le plus étonnant, dans le déploiement de cet argumentaire "indigéniste", c'est qu'il n'ait pas surgi plus tôt. Quand on lit dans l'appel des "Indigènes" cette condamnation de la France comme État colonial : "Pendant plus de quatre siècles, elle a participé activement à la traite négrière et à la déportation des populations de l'Afrique sub-saharienne. Au prix de terribles massacres, les forces coloniales ont imposé leur joug sur des dizaines de peuples dont elles ont spolié les richesses, détruit les cultures, ruiné les traditions, nié l'histoire, effacé la mémoire", comment ne pas établir de lien avec quelques-uns des clichés du défunt (?) "tiers-mondisme" dont le livre de Pierre Jalée en 1968, exemple parmi d'autres, avait nourri la conscience militante de gauche : Le pillage du Tiers Monde...? Ce qui était proclamé à propos du Tiers-Monde l'est, trente ans plus tard, à propos d'un passé colonial caricaturé et en apologie unilatérale des "descendants" de ce même Tiers-Monde.
Ce discours de la flétrissure avait été débusqué dans ses contradictions, par l'ouvrage de Pascal Bruckner en 1983 : Le sanglot de l'homme blanc. Bruckner constatait : "Nous autres, les gâtés de la Terre, qui avons «fait» le colonialisme, la traite des Noirs, le génocide des Indiens, et qui anéantissons chaque année «50 millions» d'êtres humains par le seul jeu des échanges inégaux, détenons le monopole de l'assassinat des peuples. Être les pires, tel est notre narcissisme maladif, en face de quoi les hommes du Tiers-Monde seront les titulaires du pur" (p. 215). Que disent d'autre les prétendus "indigènes" ?
Il faut prendre le texte des "Indigènes de la République" non comme une oeuvre maladroite mais comme l'expression d'une attaque frontale contre les valeurs de la République, de la laïcité et comme une exécration du passé historique de la France... tenu en bien piètre ignorance, admettons-le. Attaque qui a puisé dans les outrances du tiers-mondisme gauchiste d'après 68.
La thématique n'est donc pas nouvelle. Elle trouve aussi des antécédents jusque dans l'«antiracisme» des années 1980. Personnellement, je peux témoigner y avoir été confronté en 1988 quand, dans certains milieux algériens issus du "mouvement antiraciste" et en passe d'être séduits par l'idéologie anti-occidentale des islamistes, on balançait à la face de son interlocuteur qu'il eut été préférable que les nazis emportassent la Deuxième Guerre mondiale ce qui, dans leur esprit fourvoyé, aurait favorisé l'accès de l'Algérie à l'indépendance... Alors, quand on argumente aujourd'hui, sans plus de mesure, sur le "statut de sous-humanité" des populations colonisées... et qu'on a laissé sans réponse les souhaits rétrospectifs de victoire de l'Allemagne hitlérienne, je doute fort de la sincérité des proclamations "indigénistes".
Mais, comme le remarquait Pascal Bruckner : "On ne peut nier la supériorité de l'Europe qu'au nom d'une certaine idée de l'Europe par une dynamique infinie, et son principal mérite est d'avoir produit l'anticolonialisme qui n'est jamais qu'une autre manière d'être occidental sur le mode du refus" (p. 264).
En réalité, la lamentation indigéniste est une posture qui, devant l'impossible positivité des références marxistes ou islamistes, vise à récupérer le capital de sympathie et de romantisme dont jouit désormais la figure des peuples en lutte pour leur indépendance dans les années 1950. Romantisme qui n'est pas étranger à la représentation stéréotypée, et admirative, de l'indigène produite par le dominant colonial lui-même...! C'est la raison pour laquelle, j'ai illustré ces pages à l'aide d'images provenant de la vision "colonialiste", car elles montrent que les stigmates d'infériorisation ne sont peut-être pas imputables à "l'État colonial" qui, au contraire, a aussi vécu dans la fascination de l'Autre.
La réalité historique du temps colonial
Ni la colonisation ni le "colonialisme" ne se réduisent aux notions d'esclavage, de dépossession, de brutalisation ou d'animalisation qu'on croise dans la littérature des "indigènes" et qui ne recouvrent pas ce qu'a été la réalité historique du contact entre populations, le champ et les effets de la présence/domination coloniale. La vérité, c'est que les rapports réels qu'entretinrent ces sociétés furent marqués par «l'ambivalence» comme l'affirme l'historien Daniel Rivet qui, à égale distance de l'injuste apologie et de la débile repentance, définit ainsi le champ de l'investigation historienne :
"Il ne revient pas à l'historien, sous couvert d'objectivité, de donner des couleurs en demi-teinte à ce temps de la colonisation au Maghreb. Pas plus qu'elle n'est blanche ou noire, la vérité n'est grise. Et l'analyste se doit d'écouter les protagonistes se crier qu'ils constituaient un couple passionnel d'ennemis complémentaires sur fond de haine qui ressemblait à de l'amour. Il lui appartient autant de mesurer la métamorphose silencieuse que le fait colonial accomplit sur les contemporains, en se jouant de la barrière clivant en deux la cité coloniale" (Le Maghreb à l'épreuve de la colonisation, Hachette, 2002, p. 18).
On est loin de cette rigueur historienne chez les idéologues de la "fracture coloniale". Leur discours fait obstacle à la recherche historique en qualifiant par avance celle-ci de "révisionniste" si, par exemple, elle compare : "l'esprit de service public qui aurait animé les fonctionnaires coloniaux et la corruption des services des États postcoloniaux" (Bancel, Blanchard, Vergès, La République coloniale, Albin Michel, 2003, p. 129).
Or, l'examen des rapports entre administration coloniale et sujets coloniaux peut conduire à des appréciations non simplistes. Mohammed Harbi écrit ainsi :
"Est-il possible d'interpréter le fonctionnement de l'État [algérien depuis 1962] à la lumière de ce passé ? Considérons, par exemple, l'administration locale dans ses rapports avec les usagers. On sait que les institutions locales juxtaposent des éléments du système français (communes de plein exercice) et des éléments adaptés du système turc (communes mixtes). Dans les communes de plein exercice, la bureaucratie conçue surtout à l'usage des Européens est impersonnelle, universaliste et égalitaire. Elle agit en fonction d'un droit censitaire, certes, mais non en fonction du statut social ou politique. Dans les communes mixtes, au contraire, la relation fondamentale est politique et est personnalisée. La bureaucratie ignore de fait le droit. En dehors d'une protection souvent monnayée, l'arbitraire ne connaît pas de frein. L'insécurité est la règle. La relation avec l'administration est donc fondée sur la rationalité d'échanges particuliers, sur la satisfaction de fins personnelles, de transactions où chacun doit trouver son compte." (L'Algérie et son destin. Croyants ou citoyens, Arcantère, 1992, p. 25)
"la colonisation a été le cadre
d'une initiation à la société civile"
Mohammed Harbi
Le poids du passé colonial doit donc s'évaluer dans ses modalités contradictoires. Comme le dit Mohammed Harbi : "La colonisation a été ambivalente dans ses effets. D'un côté, elle a détruit le vieux monde, au détriment de l'équilibre social et culturel et de la dignité des populations. D'un autre coté, elle a été à l'origine des acquis qui ont créé la modernité algérienne. (...) On peut même dire, sans risque de se tromper, que la colonisation a été le cadre d'une initiation à ce qui est une société civile, même si cet apprentissage s'est fait malgré elle et s'est heurté à une culture coloniale, d'essence raciste" (ibid., p. 26 et 27). Faudra-t-il désormais affirmer que l'historien Mohammed Harbi est "révisionniste" ? qu'il nourrit les nostalgiques et les tenants d'un "bilan positif" de la colonisation en affirmant que celle-ci a été ambivalente ?
Saïda, bureaux de la Commune mixte et mosquée
"tourner le dos
à une histoire qui culpabilise l'autre"
Mohammed Harbi
Il y a longtemps que les historiens sérieux font la part des choses : la mémoire et l'idéologie sont une expression possible du rapport au passé, l'investigation historienne en est une autre ; la première joue sur les affects, la seconde s'en affranchit pour atteindre la vérité globale d'une dynamique historique. Encore faut-il, pour y parvenir, souscrire au souhait de Mohammed Harbi : "En un mot, il faut, pour le plus grand profit des générations nouvelles, tourner le dos à une histoire qui vise seulement à culpabiliser l'autre, secrète, volontairement ou non, la xénophobie et entretient l'anti-algérianisme" (ibid., p. 27).
"Filles et fils de colonisés..." : mais pour quel héritage ?
La revendication, par les "Indigènes de la République" d'un héritage politique avec des grands-parents colonisés gagnerait à être explicité. De qui parle-t-on ? Des militants pour l'indépendance ? Mais le fait de se déclarer pour l'indépendance n'est pas une caution de progressisme généralisé.
En Algérie, le courant assimilationniste (fin XIXe - début du XXe siècle) qui s'incarna dans les "Jeunes Algériens", ou dans les personnalités du Dr Bendjelloul et de Ferhat Abbas, s'incrivait dans le cadre d'une intégration de l'Algérie à la France tout en réclamant la citoyenneté et en soutenant le combat pour la modernité. Ils ont été politiquement dépassés par le mouvement nationaliste mais leur apport est à examiner pour qui s'intéresse à l'émancipation sociale. Mohammed Harbi est très clair à ce sujet :
"Du courant assimilationniste, l'historiographie nationaliste élude les évolutions et ne retient que la démission devant la question nationale. Que d'arguments pourtant il a fourni au nationalisme ! Son intérêt ne s'arrête pas là. Les assimilationnistes ont diffusé depuis le début du siècle une littérature d'une valeur considérable. On trouve chez eux une volonté profonde de réforme morale et intellectuelle, une conscience plus nette que chez les nationalistes des effets négatifs des archaïsmes sur la situation de la femme [par leur alliance avec les islamistes, les "Indigènes" de 2005 sont en-deçà des assimilationnistes algériens des années 1920 ou 1930 au sujet de l'émancipation féminine...] comme sur la personnalité de l'Algérien et une lucidité aiguë sur les rapports intérieurs de dépendance (khamessat ou métayage au 1/5e et clientélisme). Leurs attaques contre l'absolutisme des notables et le charlatanisme des marabouts sonnent juste" (Mohammed Harbi, 1954, la guerre commence en Algérie, éd. Complexe, 1989, p. 109-110).
Quand on examine l'attitude des "Jeunes Algériens" revendiquant "la naturalisation, la constitution de la propriété privée, la justice, l'établissement de l'état-civil, la scolarisation des enfants"..., on s'aperçoit qu'ils "jouent" la modernité générée par la colonisation pour contrer le traditionalisme des notables et que cela implique un sens politique : "Le groupe des Jeunes Algériens, conscient de la difficulté de faire admettre aux masses musulmanes des institutions proposées par la colonisation, demande qu'on ne les brusque pas. Il faut suivre à leur égard une politique adaptée à leur niveau en attendant que l'école les prépare à embrasser la civilisation moderne. Seule cette institution les disposera à se débarasser de leurs préjugés et à revendiquer la citoyenneté française" (Mahfoud Smati, Les élites algériennes sous la colonisation, tome 1, éd. Dahlab/Maisonneuve & Larose, 1998, p. 209).
Mahfoud Smati cite Louis Khodja, "qu'on peut considérer comme le leader des jeunes Algériens" :
"Je veux bien admettre pour un instant que le Coran sera toujours un obstacle infranchissable à l'assimilation de l'indigène. Est-ce à dire que la France doive abandonner l'oeuvre, aussi noble que charitable, d'élever l'Arabe à son niveau social ? Certes, je n'hésite pas à répondre non. La France pourrait encore tenter, en effet, l'assimilation progressive par l'instruction et par l'éducation de la jeunesse actuelle ; la dépouiller aussi peu à peu de ses préjugés, et se l'attacher insensiblement d'une manière sûre et définitive. Dans cet acheminement lent vers un but aussi généreux, le Gouvernement devra montrer la plus grande bienveillance envers les Arabes qui, trop vieux pour apprendre, ne sauraient se dépouiller immédiatement des usages et des moeurs séculaires ; mais qui, en laissant aller leurs enfants aux écoles françaises, sacrifient par là même une part de leurs croyances et de leur fanatisme" (Les élites..., p. 209-210).
Louis Khodja écrivait ceci en 1891 dans : À la Commission du Sénat, la question indigène par un Français d'adoption. Est-on sûr que la société algérienne actuelle ait dépassé le seuil de ces questions ?
Réduire la grille de lecture du passé colonial à une polarité bien/mal, le "bien" étant les indigènes en lutte pour leur indépendance et le "mal" étant le colonisateur, est une violence faite à la vérité historique qui est bien plus complexe. Cela "sent un peu son traité du colonialisme à la Jean-Paul Sartre et Albert Memmi", écrit Daniel Rivet qui, traitant du Maroc, repousse cette facilité :
"En vérité, entre Marocains et Français, le rapport ne fut pas aussi unilatéralement asymétrique. Sous le colonialisme perdure une autre histoire : celle qui se tisse non pas entre les deux archétypes du colon et de l'indigène, mais entre des personnes, que seule l'histoire orale a le pouvoir de restituer" (Daniel Rivet, Le Maroc de Lyautey à Mohammed V, le double visage du Protectorat, Denoël, 1999, p. 365).
Le cas de l'école malmène l'idée d'un "colonialisme" comme système unilatéralement "oppresseur"
Les partisans de la "fracture coloniale" (Blanchard, Bancel...) privilégient une vision du passé colonial de la France destinée à illustrer par avance ce qu'ils ont décidé de démontrer - même si on trouve des énoncés contradictoires ou prudents du genre "aucune situation n'est simplement le produit, l'effet du colonial" (La République coloniale, p. 14). Ainsi affirment-ils que "la République ne fut pas «bafouée», trahie, trompée aux colonies, elle y imposa, bien au contraire, son utopie régénératrice, l'utopie d'une République coloniale" (op. cit., p. 13).
C'est cette mise en système qui est critiquable chez les auteurs de la République coloniale, cette vision d'une machine sociale auto-régulée, génératrice toute puissante de normes et de valeurs univoques. L'investigation historique ne rencontre jamais ce type de réalité. Mais des situations d'intrications, de prescriptions et de résistances... Pour Blanchard, Bancel et Françoise Vergès, l'école coloniale est donc, le "lieu d'une utopie" (p. 62-63), alors que l'historienne Yvonne Turin y voyait, en 1971 (...!) le lieu "d'affrontements" (Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale : écoles, médecines, religion, 1830-1880, Maspéro, 1971 ; Enal, 1983). Voici ce qu'à son tour, et dans la lignée d'Yvonne Turin, Omar Carlier écrit sur l'école coloniale :
(à suivre...)
La responsabilité des historiens de la repentance
Michel Renard
avril 2006
bibliographie
Pascal Bruckner : Le sanglot de l'homme blanc. Tiers-Monde, culpabilité, haine de soi, Seuil, 1983, rééd. 2002.
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